Matrix Resurrections - la critique
Introspection vertigineuse ou nanar indigeste ? Remise en question ou gros trollage de la fan-base ? Matrix Resurrections est un film déroutant sur bien des points. Peut-être est-il un peu tôt pour l'aborder, le premier Matrix alimentant encore des analyses vingt-deux ans après sa sortie. Cela n’est pas une raison pour ne pas commencer à y réfléchir. Soyez avertis : ça ne va pas plaire aux geeks !
Cinquante nuances de Matrix
Décoder le code de Matrix est devenu au fil du temps un petit jeu pour les fans de la trilogie, qui s’est vue consacrer des ouvrages entiers où les citations de Platon côtoient celles de Jean Baudrillard et William Gibson. Difficile toutefois d’assimiler, de comprendre, de digérer et de régurgiter à chaud un film comme Matrix Resurrections, rempli jusqu’à la saturation de références, allusions, métaphores, allégories, sous-textes et j’en passe. Le métrage est en effet construit comme un mille-feuilles dont chaque couche représente un niveau de compréhension, une histoire indépendante relative à un thème particulier.
Vous me direz, avec Matrix, on a l’habitude… Certes, mais ce quatrième opus ajoute une corde à son arc en s’interrogeant sur les répercussions de la saga dans une mise en abyme infinie. Un peu comme deux miroirs placés face-à-face, ou un galet qui rebondit sur l’eau en provoquant des ondes, pour vous donner une idée. Exit la relecture mythologique, le film attaque frontalement une société dominée par la psychologie à deux sous et le marketing utilisé comme instrument de manipulation des masses. Difficile, pour l’heure, de disséquer un par un ces niveaux de lecture, mais sans doute est-il préférable de commencer par la note d’intention de Lana Wachowski.
Soyez tout de suite prévenus qu’il m’est indispensable, pour parler du film, de le spoiler un peu (beaucoup). Très tôt, passée l’introduction (sur laquelle nous reviendrons), un dialogue entre notre vieil ami Thomas Anderson et son supérieur nous indique qu’il est l’auteur de la trilogie d’un jeu vidéo en ligne à succès (Matrix, bien sûr !). Engoncé dans une vie solitaire au service d’un job chronophage, il a pour chef une autre vieille connaissance, l’Agent Smith, ancien virus désormais intégré à la nouvelle Matrice. L’ange déchu, l’Antéchrist, a retrouvé son rang et siège aujourd’hui aux côtés du Seigneur dans une étrange Trinité (le père : l’Analyste, le fils : Anderson, et le Saint Esprit : Smith). En gros : Smith s’est embourgeoisé et a réintégré le système. Ce dernier contribue à présent au statu quo de la société en produisant des MMORPG, une “matrice dans la Matrice” destinée à divertir les masses pour les conserver dans un état léthargique.
Le studio a imposé à Anderson la conception d’une suite à son succès, quitte à le remplacer en cas de refus. Ce Matrix 4 (MIV) apparaît donc comme une séquelle forcée, que sa réalisatrice va transformer en outil satirique pour régler ses comptes. Autrement dit, une charge violente contre la Warner, l’industrie des jeux vidéos, l’évolution d’Internet, les geeks coupés de la réalité, la psychiatrie moderne, l’intolérance envers la “non binarité sexuelle”, mais aussi et surtout : contre le phénomène Matrix qu’elle a elle-même contribué à initier !
Tout au long du film, Lana Wachowski n’aura de cesse de moquer ses propres personnages (l’ersatz de Morpheus !), les nombreuses analyses capilotractées de la trilogie, ou son merchandising… On assiste ainsi à une séance de brainstorming hallucinante (sûrement vécue) où des cadres de la Warner expliquent à son créateur à quoi doit ressembler la suite de Matrix ! Visiblement blasée par cette surexploitation, Lana W. s’appliquera ensuite à un exercice d’auto-sabordage de son propre jouet, dans une sorte de stratégie de la terre brûlée (après moi, le Déluge…).
Pour nous faire comprendre l’exaspération qu’inspire à Lana la récupération de son œuvre, le film commence par exposer une enseigne affichant « For those who love to eat shit » . Et pour les distraits, régulièrement, les personnages briseront le quatrième mur et s’adresseront quasi directement au spectateur pour lui dire « C’est bien ce que tu voulais, non ? Maintenant qu’elle est servie, mange ta soupe ». Encore plus explicite, Néo lui-même bredouillera un « C'est n'importe quoi » face à un Morpheus ridicule sorti des toilettes, et vêtu d’orange comme un agent de la DDE. Le Mérovingien crachera quant à lui (littéralement) sur les « séquelles/franchises/spin-off à la noix » de Néo ! Et pour enfoncer le clou, un effet bullet time foireux sera accompagné d’un « C’est ce que vous attendiez, non ? » narquois de l’Analyste. Enfin, pour ceux qui n’auraient toujours pas compris, les aller-retour entre la Matrice et le monde réel se feront désormais via… les WC.
Le message est ainsi annoncé, répété à l’envi, jusque dans l’épilogue : vous avez besoin de votre came (la pilule bleue) pour alimenter des analyses et des discours sans fin (auxquels je m’apprête à contribuer) ? Vous avez abandonné le réel pour vous réfugier dans le virtuel ? Vous avez fait de moi votre déesse, l’Architecte de la matrice Matrix ? Très bien, je vais vous fournir une overdose de pilules bleues, tout en me moquant de vous et en faisant tout imploser. Voilà pour la note d’intention, rembobinons le fil pour revenir à cette introduction qui, en elle-même, annonce déjà cette immense farce.
Jésus revient
Cette auto-critique, ou plutôt la critique du produit d’un système initialement pensé comme une satire dudit système, donne lieu dans une première partie à une mise en abyme vertigineuse. Revenons donc un peu en arrière, avant l’exposition de Thomas Anderson. Le film débute par un défilement vertical du code de la Matrice, comme dans chaque opus, mais le fait remonter ensuite, comme un symbole de la descente aux enfers et de l’Ascension du Christ dont Néo se veut l’équivalent moderne. L’intro reproduit celle du premier Matrix, plan par plan, avant que deux visiteurs s’immiscent dans la pellicule comme des voyeurs, conscients de revoir une ancienne histoire déjà vue et revue (à la façon du spectateur). Ironiquement, l’un d’eux (« Bugs », comme un bug informatique, mais aussi comme Bugs Bunny, autrement dit le lapin qui guide Néo, dont les droits appartiennent à la Warner !) est une ancienne laveuse de vitres, en écho au premier Matrix, où les « nettoyeurs » étaient interprétés par les frères W. Celle-ci n’hésite d’ailleurs pas à souligner « On connait cette histoire... »
Curieusement, les événements ne se déroulent pas tout à fait comme dans le premier film. L’action est mollassonne, et les personnages ont des aspects différents, comme dans une mauvaise copie. À cet instant, nous sommes déjà avertis par Bugs du traquenard dans lequel les fans de Matrix sont en train de tomber (« Ça ne ressemble pas à l’histoire à laquelle on s’attendait… Ça doit être un piège »). Nous apprenons ensuite qu’il s’agit-là d’une scène connue d’un fameux jeu vidéo, bloquée dans une boucle temporelle dans laquelle les persos ont été piégés par son créateur. Et devinez de qui il s’agit ?
Comme nous l’avons évoqué, Thomas Anderson est donc retourné dans la Matrice en tant que créateur d’un jeu en ligne exploitant la Matrice et les personnages que nous connaissons, une sorte de Matrix Online (qui a d’ailleurs existé). Une espèce de dieu des mondes virtuels, un mini-Architecte, le démiurge du gnosticisme, un peu comme dans Tron Legacy (la mention « Deus Machina » apparaît un peu partout sur les murs de sa société. On peut d’ailleurs l’interpréter autrement, le deus ex machina du théâtre dénommant une facilité scénaristique).
Présenté comme dépressif, victime d’hallucinations, sous traitement (les pilules bleues) et abonné aux séances de psychanalyse, il va être « éveillé » juste avant une nouvelle tentative de suicide non pas par Morpheus, mais par Bugs, qui est en fait une rebelle échappée de la Matrice. Car Bugs voit les choses tel qu’elles sont et peut donc guider les âmes perdues vers le terrier de la réalité, comme le lapin blanc. Or ce qui apparaissait pour tous comme la tentative de suicide d’un vieux gars chauve exploité par sa boîte fut pour elle une révélation, la marche de foi dans le vide d’un Christ moderne.
Vertigo
Cette accumulation de révélations surréalistes entraîne chez le spectateur un questionnement dickien sans réponse. Pour commencer, Anderson est-il sain d’esprit ? N’est-il pas simplement un homme lambda blasé en quête de sens existentiel ? S’est-il inspiré de réminiscences, de ses souvenirs, pour programmer à l’aide de ses connaissances informatiques un jeu inspiré de ses expériences tirées des trois autres films ? Ou bien, accrochez-vous, Matrix n’est-il pas, depuis le premier film, le délire d’un informaticien schizophrène paranoïde qui nous invite dans sa folie, à la manière du logiciel de Tron ou du rêve programmé de Total Recall ? C’est vers cette piste que semble nous amener la première partie, avec ses nombreuses séquences dans le cabinet d’un psy (le fameux Analyste, comme le Data Analyst d’un système informatique) truffé d’ouvrages sur le marketing et la conception d’environnements virtuels.
Lana Wachowski semble ainsi nous convier à son auto psychanalyse, face à un gardien du système dont la seule fonction est de la faire renoncer à son imaginaire, sa quête d’identité et ses idéaux pour la faire rentrer dans le rang à coup de pilules bleues. Car dans la nouvelle Matrice, toute originalité hors norme conduit à être psychanalysé, considéré comme anormal, nouvelle méthode inquisitrice pour inciter les récalcitrants à entrer dans le moule. Ce qui ne fait que soulever la fameuse question, qui m’a par moment évoqué le Cabal de Clive Barker : qui, du psy ou du patient, est vraiment fou ? Là encore, nous sommes dans une logique à la Alice au Pays des Merveilles, dans un monde barré où des personnages psychotiques tentent de convaincre le seul personnage sain d’esprit qu’il est malade. Un monde « through the looking-glass » où tout est inversé, comme dans le reflet d’un miroir. Autrement dit : la société d’inversion des valeurs annoncée par Nietzsche.
En réalité, sans jeu de mots, l’Analyste est l’avatar du nouvel Architecte, autrement dit le big boss, le marionnettiste de la Matrice. Débarrassée de son aspect débonnaire, l’autorité ici semble plus « sympa », plus « cool ». Ce reset est matérialisé par une photo à la lumière chaude, dorée, douce, là où les autres Matrix baignaient dans une teinte monochrome verdâtre froide digne d’un moniteur d’Amstrad CPC 464. Ambiance start-up, open work-space, ping-pong, bermuda et baskets sans chaussettes, sushis, tout le monde se tutoie… Biden est président, Ellon Musk milliardaire… Pourtant, ces apparats plus « funs » cachent une Matrice restructurée afin d’être plus acceptable.
Dans le fond, ses dirigeants et ses esclaves n’ont pas changé. Ces derniers sont présentés sous la forme d’individus enfermés dans leur bulle. Les accrocs aux portables, aux jeux virtuels, le « geek chauve », avatar d’un Néo inconscient du décalage entre l’image de lui-même qu’il croit renvoyer aux autres et son apparence réelle… « Tu te vois comme un Keanu Reeves mais regarde-toi donc dans un miroir… » semble nous dire Lana W., « … tu es ce type aux airs de chien battu, dominé par son chef, qui pleurniche chez son psy et a peur d’aborder la fille du café du coin ». Soit autant de « moutons » mentalement manipulés par des cadres branchés du marketing, nouveaux Agents de la Matrice engagés dans une lutte de pouvoir avec l’Architecte, ou l’Analyste : le psy déterminé à nous faire gober la supercherie, la Grande Arnaque.
Ces prisonniers de la Matrice, individualistes et repliés sur eux-mêmes, parfois transformés en « bots » agressifs (les trolls des réseaux sociaux), sont par ailleurs prêts à se sacrifier en fonçant sur les héros tels des zombis décérébrés, pour protéger une Matrice dont la puissance de contrôle les rassure et les conforte dans leur cocon de vie et leur zone de confort (un message explicitement répété en conclusion). Une charge extrêmement violente dans la mesure où, dans les autres Matrix, les esclaves de la Matrice étaient considérés comme des civils neutres et des victimes subissant les choses. Ils étaient même protégés par les Agents, souvenez-vous de la mise en garde de Smith au policier dans l’intro du premier film. Dans ce changement de paradigme, désormais possédés par Smith, incarnation du marketing façon Disney/Marvel/Netflix/Warner etc. les civils n’hésitent plus à s’attaquer directement aux héros comme (amateurs de productions Marvel fermez les yeux) un fan du MCU agressif envers ses détracteurs sur un forum de discussion, malgré lui au service d’un plan marketing cynique et manipulateur. Ainsi, dans Resurrections, les as du marketing considèrent le public visé comme de la chair à canon ! Une métaphore hyper-violente renvoyant au concept de kamikaze que l’on a rarement, voire jamais vu dans un film de cette ampleur.
Il faut sauver le soldat Trinity
Paradoxalement, le soufflet retombe et le film devient moins intéressant dans sa seconde moitié. Après avoir singé les remakes et autres reboots hollywoodiens en parodiant les scènes-clés de Matrix, il fait symboliquement la jointure entre les deux parties de l’intrigue via un TGV (nouveau mode de passage mobile entre deux interfaces). Resurrections nous emmène par la suite vers le « monde réel » et retombe dans les travers de la SF kitch façon Wachowski (ce qui était déjà le cas dans les autres films). Vieux concepts, esthétique digne des 80’s… On a l’impression qu’après avoir lâché tout ce qu’elle avait sur le cœur Lana W. n’a plus rien à dire, et comble le vide avec des sous-intrigues de fond de tiroir.
La réalisatrice semble délaisser sa critique du système hollywoodien, après en avoir fait le tour, pour aborder un thème plus personnel, l’une des couches du « mille-feuilles » : celui du changement de sexe. Binary, le nouveau jeu qui vampirise la vie de Néo, sera ainsi remplacé par Trinity, l’incarnation du troisième sexe. La variante à trois chiffres venue casser la combinaison de « 0 » et de « 1 » du code de la Matrice. L’enjeu consiste désormais à la réveiller pour la libérer de l’emprise des machines. Il ne s’agit pas seulement de la délivrer de sa capsule dans le monde réel, mais de faire en sorte que son avatar dans la Matrice (Tiffany, une Mme Bovary moderne) accepte l’idée de retrouver son véritable « moi ». Il n’y a qu’un pas à faire (la « marche de foi » de Néo dans le vide) pour elle afin d’accéder à son plein épanouissement, ou plutôt à sa Transfiguration, pour rester dans un registre christique. Une interprétation validée par une scène d’envol où Néo s’avère incapable de « planer », alors que Trinity y parvient tout en le soutenant (dans un effet de suspension complètement foiré, où Carie-Anne Moss a l’air d’une pinata). Une conclusion en écho au papillon prisonnier car épinglé – symbole de transformation – aperçu dans le cabinet de l’Analyste, auquel Néo et Trinity viennent faire la leçon dans un épilogue très lourdingue (il se fait tabasser et il est question d’un « arc-en-ciel », on aura compris l’allusion appuyée).
Le générique final reprend le Wake Up! des Rage Against the Machine, cette fois logiquement chanté par… une femme. Ultime critique de Lana Wachovski, qui comme tout le monde semble passée du progressisme au conservatisme avec l’âge (le discours du Mérovingien est en cela assez éloquent !) : une scène post-générique qui nous annonce la mort du cinéma au profit des vidéos de chatons sur le Net…
Et l'action, au fait ?
Vous noterez que je ne me suis pas attardé sur les scènes d’action, qui jadis représentaient des petites révolutions cinématographiques, réduites ici à des maelstroms mous et illisibles. Globalement, on ne comprend rien à la gestion de l’espace et au déroulé des combats, qu’ils prennent place dans un simple wagon de train ou dans une salle (la réalisatrice a avoué avoir tourné sans story-boards). L’apogée du n’importe quoi est atteint lors de la rencontre avec le Mérovingien, où les cascadeurs semblent gesticuler pendant que la seconde équipe de tournage les filme. Un je m’en foutisme qui ne peut que renvoyer au « You love shit » du début, dans cette façon d’expédier négligemment ce que les fans attendent depuis vingt-deux ans.
Synthèse et dolipranes
Satire aigrie et nihiliste, chantre du « C’était mieux avant », film conservateur anti-geeks, ou bien ode à l’espoir (je ne l’ai pas précisé, mais les humains travaillent désormais de concert avec les machines pour un meilleur futur) ? Matrix Resurrections ressemble décidément à une œuvre schizophrène qui dézingue à tout-va, à commencer par son propre culte. Dans tous les cas, une charge très agressive contre une société d’individualisme, d’égoïsme, dénuée d’empathie, à la manière de Joker. Notons d’ailleurs que Morpheus est vêtu comme lui et se comporte comme un clown !
Au final, le film évoque le pamphlet d’une créatrice en colère contre tout le monde, y compris elle-même. Un peu comme le Dr Frankenstein réalisant trop tard qu’il a créé un monstre. Matrix, destiné à réveiller les consciences, a ainsi contribué à générer (de son point de vue) une génération née avec Internet piégée dans les univers virtuels, plus que jamais enfermée dans sa « capsule » cybernétique et soumise à la Matrice. Soit l’exact inverse de ce que souhaitaient les Wachovski. La trilogie Matrix aura ainsi créé sa propre matrice, et Lana W. n’hésite pas à appuyer sur le bouton rouge pour atomiser son golem. Le baroud d'honneur d'une artiste qui, sans doute, ne tournera plus rien par la suite et a organisé son suicide artistique et financier.
En fin de compte, je ne sais toujours pas si j'ai adoré ou détesté ce film. Cela n'est pas tous les jours qu'une œuvre vous balance ce que vous êtes venu chercher tout en vous incitant à une remise en question. Pourtant, le thème du miroir a toujours été au centre des Matrix, et plutôt que de flatter son public ce quatrième opus n'hésite pas à le mettre face à sa propre image de geek consommateur nourrissant un système qui le méprise. À la réflexion, il agit comme un étrange agent dormant qui se révèle et s'agite dans votre cerveau avec le temps. En résumé, un faux mauvais film construit pour s'insinuer en vous et vous réveiller, mais de façon plus insidieuse que la trilogie.