Joker - La critique
Peut-être avez-vous entendu dire, ici et là, que Joker est un chef-d’œuvre instantané. Rumeur renforcée par l’attribution du Lion d’Or, excusez du peu, à la Mostra de Venise. Autant vous le dire tout de suite : c’est la stricte vérité. Laissez-moi donc vous expliquer pourquoi.
De son premier plan au générique de fin, Joker adopte des parti-pris radicaux qui s’avèrent pour le moins payants. Sur le fond, d’abord. Comme chacun sait, les méchants sont toujours plus intéressants à traiter que les gentils. Plus intelligents, plus torturés, plus sexy, moins lisses... Todd Phillips (le réalisateur de... Very Bad Trip !!!) l’a bien saisi, et le concept du film repose tout entier sur le principe suivant : on ne naît pas méchant, on le devient. Il se place ainsi du point de vue d’Arthur Fleck, humoriste raté que l’on pourrait qualifier de « brave gars malchanceux que tout le monde traite comme de la merde ». L’idée consiste à décortiquer méticuleusement sa lente détérioration psychologique, qui l’amènera à devenir le Joker. Cette approche fait écho à une sorte de mode actuellement présente dans les comics, consistant à inverser les rôles et en faisant du méchant le héros de l’histoire... (cf. Batman - White Knight).
On notera au passage que, si le film paraît de prime abord assez éloigné des adaptations actuelles de comics, il s’inspire très fortement du Killing Joke d’Alan Moore, qui définit les origines du Joker. Un peu de The Dark Knight Returns de Frank Miller, également, dans sa dernière partie, mais n'en révélons pas davantage.
Et donc, comment un brave type peut-il devenir le plus célèbre des super-vilains, sans pour autant tomber dans une cuve d’acide ou se faire irradier ? C’est dans sa réponse que le film se révèle dérangeant : en subissant une vie banale d’homme occidental moderne. Pire encore, il se montre particulièrement perturbant dans son empathie envers Fleck, qu’il parvient sans aucun mal à transmettre au spectateur. Tout le monde s’acharne contre ce sympathique garçon, malgré (ou en raison de) sa gentillesse maladroite et qui, à l’évidence, a besoin d’une aide, d'un minimum de lien social dont on le prive injustement, en raison d'un handicap (très intelligente exploitation du fameux rire du Joker). Thomas Wayne (le père de...), bienfaiteur de Gotham, est quant à lui présenté comme un sale con égoïste, un privilégié prêt à écraser les "losers" pour asseoir sa gloire. Difficile, dans ces conditions, de donner tort à un névrosé qui ne fait que rappeler à la société qu’il existe, certes de façon un peu brutale... Le script se permet ainsi d’élargir son propos en établissant une satyre de la société toute entière. Combien d’anonymes, autant de Jokers potentiels dans notre entourage, ignorons-nous au quotidien ?
Sur la forme, ensuite. Le film semble se dérouler dans les années soixante-dix. Ce qui pose, sans que cela nuise à la cohérence de l’ensemble, un certain souci chronologique (le Joker doit être âgé de trente ans de plus que Batman...). Du coup, il est mis en scène « à la manière des années soixante-dix », avec une "maîtrise scorsesienne", ce dont on ne se plaindra pas. Le réalisateur prend ainsi le temps de composer ses cadres, d’exposer ses personnages et de faire progresser son intrigue, en contre-pied total des surenchères marvéliennes numériques tournées à la chaîne comme des épisodes de série TV. L'intelligence et la subtilité du scénario sont assez bluffantes, dans la façon qu'a le script d'enchaîner les détails a priori anodins mais qui, en s’accumulant, dessinent le portrait de sociopathe du Joker que l’on connaît. Le souci du détail va même jusqu’à se glisser dans les plans incluant des textes (carnet intime, journaux...) entièrement traduits en français, comme avait l’habitude de le faire Stanley Kubrick !
Enfin, rendons à César ce qui appartient à César. La réussite du film doit aussi beaucoup, précisons-le, à la phénoménale prestation de Joaquin Phoenix, qui parvient à surclasser, dans un autre style, celle d’Heath Ledger. Il est en effet rare qu’un acteur parvienne à être simultanément touchant et effrayant. Oscar en vue ?
Joker s'impose donc comme le parfait témoin de la société occidentale moderne, entre individualisme et frustration, où l'être humain est réduit à une chose que l'on écrase sans pitié s'il n'assume pas un rôle de prédateur dénué d'empathie. On pense par moment à Fight Club, ou à Blade Runner 2049, parallèle intéressant car celui-ci se déroule dans le futur, et Joker dans le passé, tout en reflétant parfaitement la société actuelle.
Bref, je pourrais épiloguer longtemps sur cette claque cinématographique. Pour être honnête, à l’annonce du projet, je ne misais pas un kopeck sur le film. Pourtant, croyez-moi bien : lors de l’avant dernière scène, en voyant Phoenix vêtu des apparats du clown le plus redoutable de Gotham, vous aurez l’impression de voir la première fois le véritable Joker sur un grand écran.